Emma « On va prendre un café, tu viens avec nous ? »

Elle leva les yeux de ses notes qu'elle s'apprêtait à ranger au fond de son sac et réfléchit un instant, le regard fixé sur celui de son interlocutrice qui se mit à rougir jusqu'aux oreilles. C'était l'effet que faisait Anna lorsqu'elle n'arborait pas son visage fermé et méprisant, lorsqu'elle semblait presque vulnérable tant elle était triste. Cette tristesse qu'elle ne voulait pas assumer, qu'elle ne voulait en aucun cas ressentir pour quoi que ce soit d'autre que la mort de sa sœur était revenue au galop, et s'était muée en une sorte de douleur qui la prenait directement dans la poitrine et qui était si forte qu'elle se propageait dans tout son être sans lui laisser une seule seconde de répit.

Emma « Alors, Anna ? »
Johanna « Je... oui, j'arrive. »

Une telle hésitation la fit déglutir, et Emma se leva pour jeter les morceaux de papier qu'elle avait découpés au cours des trois heures qu'elles avaient passé dans l'amphithéâtre à prendre et reprendre des notes. La journée se terminait sur ces ennuyeuses notes, et quoi de mieux qu'une sortie entre filles pour évacuer ? Au moins Johanna n'aurait pas à assumer la familiarité de son appartement, dont les murs l'avaient vue pleurer tant de fois, pour tant de choses différentes qui en fait revenaient toujours au même : la perte d'un être à qui elle s'était attachée. T'avais oublié à quel point ça faisait mal, pas vrai ? Sa conscience, assise à son bureau, l'observait à travers ses lunettes, le chignon serré et le tailleur impeccable. Tu savais pourtant, dans quoi tu t'étais engagée en débutant ce jeu. Oui elle le savait, mais elle n'avait jamais été du genre à suivre les conseils rationnels de sa conscience ; Johanna, elle avait toujours été plus spontanée. Et pleurer, c'est spontané ? La ferme, vraiment.

Mary « Johanna ! »
Johanna « Qu'est ce qu'il y a ? »
Mary « Il y a quelque chose qu'on voulait te demander... »
Emma « Mais tu promets de pas t'énerver, ok ? »

Elle arqua un sourcil en portant son chocolat chaud à ses lèvres. Les trois filles étaient toutes tournées vers elle comme si elle avait quelque chose sur le visage, et leur expression se radoucit lorsque Anna se détendit et haussa les épaules, les invitant à poser cette question qui avait l'air d'avoir été l'objet d'une longue discussion comme savaient si bien le faire les filles en général.

Mary « On t'a vue avec un mec, l'autre jour. »
Julia « Très très beau, soit dit en passant. »
Emma « T'as toujours eu beaucoup de goût Anna, personne n'osera jamais dire le contraire... »

Toutes les trois se mirent à glousser en chœur tandis que Johanna pâlissait à vue d’œil. Elle reposa fébrilement la tasse sur la table et inspira discrètement, refusant de laisser paraître quoi que ce soit. Peut-être qu'elles ne parlent pas de lui ? Tu es bien naïve, Johanna. Lui-même le lui avait dit, plus d'une fois... et chaque fois elle avait refusé d'y croire, mais il fallait parfois se rendre à l'évidence quand elle campait devant soi avec détermination. Elle était encore livide quand elle leur répondit, mais ses efforts pour masquer les tremblements qui lui prenaient chaque fois qu'elle osait songer à Stelian Hogan furent convaincants, et son ton se fit de plus en plus assuré à fur et à mesure que sa phrase se déroulait.

Johanna « Je ne vois pas de qui vous parlez, mais aux dernières nouvelles je suis encore célibataire. »
Julia « Tu nous le présenterait, Anna ? »

Oh. Cette question, elle s'y attendait. Elles n'oseraient pas tenter quoi que ce soit si jamais elle avait répondu qu'ils étaient effectivement ensemble, qui que cela puisse être. Johanna avait quelque chose d'effrayant quand il s'agissait de discuter de quelque chose qui était à elle, et elles la connaissaient depuis suffisamment longtemps que pour savoir qu'il ne fallait vraiment pas marcher sur les plates bandes de la reine, ou elle vous ferait couper la tête. Elle retint ses mains de passer rageusement sur son visage, douloureusement consciente désormais de qui elles étaient en train de parler.

Johanna « Quelle couleur de cheveux ? »
Mary « Noirs. »
Johanna « Même dans vos rêves, ça n'arrivera pas. »

Johanna se leva plus brusquement que nécessaire, faisant sursauter ses amies. Elles étaient habituées aux sautes d'humeur de Johanna, mais celles de cette envergure étaient encore rares en comparaison avec les autres. Elle ramassa son sac et prétexta qu'elle devait « prendre l'air » puis sortit du café en hâte sans accorder un seul regard, alors qu'elles se rendaient à peine compte qu'elles venaient, peut-être, de dire une connerie. Mais c’était trop tard, elles avaient laissé Johanna partir et c’était mieux comme ça. Elle reviendrait Lundi pour les cours et cette histoire serait oubliée, c’était toujours comme ça que se déroulaient leurs Vendredis soirs : Johanna qui pique sa crise et qui revient comme si de rien était quand elle avait fini de se défouler.

Ses pas la guidèrent où bon leur semblait. Ce n'était pas comme si elle avait autre chose à faire que traîner. Amy travaillait tard ce soir, et ne rentrerait pas avant deux heures, ce qui lui laissait encore une marge. Tout était bon pour ne pas rester seule dans son appartement ; la dernière fois qu'elle l'avait fait, Johanna avait cassé deux miroirs et le même nombre de pots de fleur. Bien sûr qu'Amy ne lui en avait pas voulu, elle savait déjà à quel point Anna était bouleversée ces derniers temps. Tu veux pas assumer ton échec, c'est tout. Car son histoire avec Stelian avait été un échec sur toute la ligne, elle avait espéré trouver du réconfort, mais en était ressortie complètement brisée. C'était sa punition pour avoir cherché à faire danser le Diable, à tenter de l'entraîner dans une voie qu'elle-même n'était même pas prête à explorer.

Une brise légère emporta avec elle une forte odeur de rouille qui, loin de lui être familière, ne lui était pas inconnue. Elle reprit ses esprit et constata qu'elle n'était pas loin du quartier résidentiel de Froënbourg, dans une rue qui contenait encore quelques petits commerces sans grand intérêt, qui sont là juste pour dépanner. Une des rues transversales attira l'attention de Johanna qui s'arrêta à l'entrée de l'impasse. Tu ne devrais pas y aller, lui suggérait sa conscience. Tu sais ce que tu vas trouver si tu y vas. Elle n'avait rien à voir avec ça, et peut-être que l'odeur du sang n'était qu'une impression, qu'il n'y avait rien au fond de cette impasse sombre dont elle ne pouvait voir le fond à cause du soleil qui s'était couché. Malgré les réprimandes de sa conscience, quelque chose la poussa à changer de direction et faire un petit détour, comme ça elle serait fixée, au moins.

Le bruit de ses talons claquant contre les dalles de la rue résonna dans la nuit, et son ombre se fit voir grâce aux lampadaires qui s'allumèrent dès l'instant où elle arriva dans l'impasse, comme synchronisée avec sa soudaine décision. La demoiselle traversa lentement la rue, certaine de ne pas être seule contrairement aux apparences. L'odeur se fit de plus en plus forte, lui arrachant une moue dégoûtée. Elle n'avait jamais aimé la vue du sang, et son odeur était encore plus écœurante encore quand elle savait qu'il y avait quelque chose, quelque part au fond de la ruelle mal éclairée, de plus mort que vivant. Atroce, et pourtant tu continues de marcher dans sa direction. Vers quoi marchait-elle ? Une ombre se fit voir, penchée sur quelque chose dont elle ne voulait pas connaître la nature. Une pensée lui traversa l'esprit, lui fit prendre conscience que cette fois, ce n'était peut-être pas anodin, qu'elle risquait réellement quelque chose. Pourtant ses mouvements agissaient de leur propre chef, sans laisser le temps à son esprit de se rendre compte de ce qu'elle s'apprêtait à faire.

Johanna « Stelian ? »

Son nom était sorti de sa bouche, mais elle l'avait entendu comme s'il avait s'agit de quelqu'un d'autre. Elle porta une main à ses lèvres, horrifiée, tandis que l'ombre agenouillée se retournait en sa direction, révélant deux yeux qui la firent frissonner. À quoi pensais-tu, Johanna Crystal Rhodes ? Qu'est-ce qu'elle avait cru ? Qu'en pensant à lui, il allait réapparaître, comme ça, par magie ? La magicienne resta tétanisée, incapable de bouger, devant cette silhouette qui se levait pour laisser apparaître un homme de grande taille, aux airs sombres et au regard pénétrant. Elle ne tressaillit pas à sa vue, ne faiblit aucunement même si ses pensées récentes détruisaient peu à peu sa contenance. Ramassant ses cheveux dans une main, elle les envoya sur l'une de ses épaules et inspira profondément.

Johanna « Je peux savoir ce qu'il se passe ? »

Garder la tête haute et faire comme si rien ne s'était passé. Faire comme si son cœur n'avait pas lancé d'appel à l'aide.

La voix de son vis-à-vis avait quelque chose de vipérique. Elle avair sifflé dans les airs et lui avait arraché un frisson d'horreur dont elle ne connaissait pas l'origine. Le sang dont était couver la sombre silhouette fit déglutir la délicate Johanna, mais elle ne cilla pas devant les intriguantes pupilles vairon qui la détaillaient sans gêne, avec cet air suffisant qui engendra une motivation supplémentaire pour lui montrer qu'elle n'avait pas l'intention de lui communiquer la peur qui lui serrait le ventre.

Adrian « Et bien ma jolie… Si tu cherches ton copain, il n’est probablement pas ici. A moins que ce cadavre soit ce qu’il reste de lui. »

Lentement, elle détacha son regard de son interlocuteur et observa le cadavre qui gisait sur le sol, baigné dans une mare de sang qui la fit pâlir. Sans prendre le temps d'identifier la victime, Johanna reporta à nouveau son attention sur son interlocuteur et le dévisagea, le visage impassible bien que son ventre commençait à se tordre désagréablement. Quelque chose n'était pas clair à propos de cet homme, et quand bien même elle était consciente l'existence du danger qui rôdait dans les rues à la tombée de la nuit, rien n'était encore dit. Elle baissa le regard vers les mains ensanglantées qui frôlaient le métal de ce qui ressemblait à une arme, et tapa nerveusement du pied quand la voix résonna à nouveau dans la sombre rue. Était-ce une manie propres aux vampires que de se vanter sans cesse ? Ou alors tous les hommes étaient-ils comme ça ? Elle enroula nerveusement ses mèches blondes dans ses cheveux et se mordit la lèvre. Pourquoi fallait-il qu'elle soit aussi curieuse ?

Johanna « Vous avez tué cet homme ? »

C'était une manie. Elle avait besoin de quelque chose de concret pour croire ce qu'elle voyait. Les manies qui venaient de plusieurs années à étudier les droit conférés aux hommes avaient vite pris le dessus sur la peur d'être blessée. Quelque part au fond d'elle, le côté masochiste de Johanna voulait vivre avec cette prise de risque, ce quelque chose d'imprévisible qui lui avait été retiré. Son existence était devenue fade et monotone, jusqu'à ce soir, du moins. Elle joua la carte de l'ignorante, de celle qui, comme le reste des mortels, ne pratiquait pas de magie et ne connaissait pas l'existence des vampires. Maintenant qu'elle se rappelait que son pouvoir était avec elle, Anna n'avait plus peur de subir le même sort que l'homme qui gisait par terre.

Johanna « Faites le ménage avant de recommencer. Ils ne devraient pas avoir de mal à vous retrouver s'ils décident de faire des recherches. »

Elle ne savait pas qui elle désignait réellement par le pronom "ils". La police peut-être ? Ils étoufferaient l'affaire afin que les scientifiques puissent faire leurs recherches de leur côté, sans rien pour les presser et pour ne pas affoler les populations. Mais personne n'était dupe, et un jour tout se saurait. Les Ancestraux seraient traqués par des armées entières et le monde sombrerait dans une partie de chasse géante où les rôles s'échangeraient sans cesse.

Johanna « Je n'ai pas peur de vous. »

Un peu, quand même. Mais il n'avait pas besoin de le savoir. Elle, en revanche, devait savoir s'il en savait bien autant qu'elle, et s'il n'était pas simplement un humain un peu dérangé.