Sérieux. Mais qu'est-ce que je foutais là ? Non, en fait, la bonne question c'était : mais qu'ils foutaient-là, eux ?! Bon sang. N'avais-je pas été assez claire lorsque j'avais hurlé, à dix heures du matin à peine, que j'avais besoin d'air et d'espace ? Visiblement, cela n'avait effleuré aucune caboche que je désirais juste être seule, en disant cela. Ouais. Chez eux, ça entrait par une oreille, ça devenait n'importe quoi arrivé au cerveau et ça ressortait en mode téléphone fou : complètement à côté de la plaque. Résultat, quand j'avais arraché mon tablier et envoyé valser son épée dans le comptoir -où elle s'était d'ailleurs fichée très profondément-, la moitié de ces imbéciles m'avaient suivie. Avec le panier pique-nique préparé par Jevy alors qu'il songeait à me traîner dehors pour me distraire un peu de mes sombres ruminations et plans de castration de vampire.

Ce fut donc avec une infinie patience que je marchais dans les rues de Kalel, jusqu'à trouver un taxi, qui m'emmena jusqu'à Terraria. Est-il indispensable de préciser que j'avais laissé la bande de joyeux lurons enfermé au-dehors du vieux véhicule tout décrépi ? Je n'ignorais pas que j'allais me prendre le sermon du siècle en rentrant : je partais seule, sans informer quiconque de ma destination et, plus grave encore, sans mon arme. Bah. C'était pas comme si mon sang n'était pas désormais empoisonné. J'avais juste à espérer que l'effet était immédiat et ce, dès la première goutte.

« Sharmaaaaaaaaaaal ♥ »

Putain. Non. Pas déjà. J'aurais dû me douter qu'ils feraient tout pour ne pas me perdre, mais je n'aurais pas imaginé que ce fut si rapide. Ce fut donc avec la tête du lapin terrifié que je m'élançais dans la forêt. Je les sentis démarrer au quart de tour. Je parvins tout de même à les semer tant je faisais de zig-zag entre les arbres et les bosquets. Même arrivée aux ruines, je ne cessais de courir.

Jusqu'à ce que je trébuche sur quelque chose afin de m'étaler avec grâce et élégance dans l'herbe tendre.

« Les gars, c'est vraiment pas dr... uh ? »

Mayrde. Ce n'était pas un de mes hommes, mais un parfait inconnu. Que j'avais visiblement dérangé en pleine pause cigarette. Je me redressais et m'asseyais sur les genoux, très gênée.

« Désolée, je ne voulais pas te tomber dessus comme ça... je ne t'ai pas fait mal ? »

Je levais mes paumes, face à lui, légèrement illuminées, prête à soulager le moindre bleu causé par ma maladresse.

Je commençais à avoir des fourmis dans les jambes, ainsi assise sur les genoux. ... Ranger ça ? Un instant, je crus que j'avais dégainé mon arme, sans m'en rendre compte. Mais comme elle était profondément plantée dans mon bar, il y avait peu de chances. Je compris qu'il parlait de mes mains. Je fermais lentement les poings, faisant grésiller la lumière qui s'en échappait.

Je m'autorisais à m'installer un peu plus confortablement, maintenant que j'étais à peu près certaine de ne pas lui avoir fait mal. Depuis quelques temps, c'était ma hantise, de blesser les gens. Peut-être était-ce une réaction que j'avais suite à mon nouveau statut de buffet garni. Je réajustais mon chignon tressé, malmené par ma chute.

« ... Ta cigarette va finir par se consumer toute seule, si tu restes ainsi, fis-je remarquer. »

Me souvenant finalement de son mouvement de recul face à mes mains baignées de magie curative, je reculais légèrement gênée.

« Désolée de t'avoir fait peur, avec ça, fis-je en secouant légèrement mes mains. Et de t'avoir bourré dedans comme ça. Je regarderai où je cours, la prochaine fois. »

J'esquissais un petit sourire gêné et tendis l'oreille, à l'affut des hurlements des chasseurs, qui ne tarderaient sans doute pas à résonner dans toute la forêt. Et à ce moment, adieu ô paix et tranquillité.

Mais en attendant ce funeste moment, j'étais bien décidée à profiter du calme. Je me laissais aller dans l'herbe... avant de me redresser tout aussi vite.

« Heu... tu voulais rester seul, peut-être ? »

Je m'étais tellement habituée à ce que plus personne ne s'interroge parce que vos mains s'illuminent ou que vos cheveux changent de couleur tout seuls que sa réaction m'inquiéta, dans un premier temps. Faisait-il donc partie  de ces rares vivants à tout ignrer du monde dans lequel ils évoluaient tranquillement, alors qu'autour d'eux gravitaient mages et monstres sanguinaires ? J'eus peur d'avoir fait une bêtise, mais il ne se formalisa pas plus sur mon étrange pouvoir lumineux.

Je jetais un regard en coin au paquet de cigarettes qu'il me tendait, tout en m'assurant que je ne dérangeais pas. Une cigarette. Je ne fumais pas, mais j'avais bien envie de faire ma rebelle et casser l'image de gentille blonde que je me traînais sans trop savoir comment j'avais fait pour qu'on me trouve si naïve alors que j'étais assez loin de ça. J'étais plus électrique que douce et naïve. Pourquoi refusait-on donc de me donner les bons qualificatifs, hum ? Toutefois, je doutais avoir sincèrement avoir envie de commencer à jouer ainsi avec ma santé. Surtout que j'avais la mauvaise impression qu'un certain brun n'hésiterait pas à me reprocher de nuire ainsi à ma propre santé. Et sans doute au goût non désagréable de mon sang. Bah voilà, si un jour je voulais le faire chier, je pouvais toujours menacer de me rendre "imbuvable".
Quoique. Ça risquerait encore de lui faire plaisir et ma crise de manque d'affection apparaîtrait comme un caprice de gamine.

« Je ne fume pas, mais merci quand même. »

Je me laissais tomber dans l'herbe avec la grâce et l'élégance d'une oie fauchée en plein vol. Je le regardais se lever. Oh non. Ne me dites pas qu'il m'avait assuré ne pas déranger et qu'il comptait s'en aller ?

« Oh, ça. Non, je peux me débrouiller seul. J'ai juste sur le dos une bande de crétins incapables de comprendre que j'ai parfois besoin d'un peu d'air. Ils sont gentils mais un peu collants, si tu vois le genre. Pas méchants pour un sou. »

Enfin, sauf si t'as les canines pointues et un goût très prononcé pour le sang humain. Ou que tu as la malheur de finir la bouteille de vin.

« D'ailleurs, si tu passes de temps en temps à Kalel, tu les auras certainement déjà vu. Pour un peu, on pourrait les considérer comme des attractions de la Cité à part entière. »

Et moi j'avais le malheur de les héberger, ces ivrognes en puissance. J'étais encore étonnée de leur dextérité à massacrer le suceur de sang, alors qu'ils étaient pompettes même à jeun.

Je sortis de ma poche une sucette, que je mâchouillais tout en fixant le garçon. Mes yeux se posèrent finalement sur son sac. De vieux souvenirs remontèrent à la surface. J'avais cessé de me rendre en cours depuis quelques temps déjà. La taverne, la chasse et tout ce qu'il y avait sur le côté ne m'avaient pas permis de continuer aussi loin que je l'aurais souhaité à la base. J'avais certes une formation en gestion et tout le tralala -formalités obligatoires sans quoi on me retirait la gérance de l'établissement- mais j'aurais pouvoir ajouter à mon inutile CV des diplômes supplémentaires, des choses que j'aurais étudiées par choix et non pas condition.

« Tu es étudiant ? demandais-je d'un air un tantinet rêveur. »

Mmh. J'avais relativement bien diminué mes temps de traque, peut-être pouvais-je songer à me renseigner sur d'éventuelles études ?

Kalel était pourtant la ville touristique par excellence, à cause du bien nommé par d'attractions Dromadaire Land. Peut-être était-ce ce qu'il avait visité étant enfant. Je me souviens que, étant petite, j'y trainais mon père chaque week-end. Et celui-ci s'exécutait avec joie juste pour le plaisir de voir un sourire illuminer mon visage.

Tu le regardes fumer sa cigarette, pensivement. C'est quelque chose qui t'échappe complètement. Pourquoi les fumeurs continuent-ils à fumer alors qu'ils savent pertinemment que cela finira par leur pourrir la vie et la santé ? Enfin, je suppose que chacun sortirait l'excuse du "C'est dur d'arrêter" ou encore le tristement célèbre "J'en ai besoin, tu peux pas comprendre".

Je l'écoutais parler de ses cours. Un passe-temps. La mention me fit sourire. Certes, tout le monde n'appréciait pas les choses de la même manière. J'avais été ravie de quitter les bancs mais aujourd'hui, j'avais envie de m'y remettre. Allez donc savoir pourquoi.

« Hnn, j'ai arrêté l'an dernier mais j'avoue que je songe sérieusement à reprendre les cours. Mais plus des cours du soirs. J'ai bien trop de travail en journée. »

Je songeais d'ailleurs au fait que j'avais laissé le pauvre Jevy aux commandes. Bah. Les autres chasseurs auraient peut-être l'intelligence de rentrer et de l'aider. Mmh. J'allais certainement perdre la moitié de ma vaisselle dans l'affaire mais soit. Ce n'était pas cher payé pour un moment tranquille. Et en compagnie d'un parfait inconnu qui semblait assez sympa. Pas trop bruyant, juste ce qu'il fallait point de vue paroles.

Allongée de tout mon long dans l'herbe, je poussais un soupir de bien-être.

« Quel bonheur, ce calme. Tu viens souvent ici ? »

Allongée, les yeux fermés et les bras étendus, je savourais l'air frais et le calme du lieu. Bon dieu. Il fallait vraiment que je mémorise où ce trouvait cet endroit, c'était juste un pur bonheur. J'écoutais le pépiement des oiseaux en souriant. Quand j'étais petite, ma plus grande frustration avait toujours été de ne pas être un oiseau. Je ne pouvais pas voler, je n'avais pas de jolies plumes et ma voix rappelait plus la couinement d'une chaise que la douce mélodie des oiseaux quand je tentais de pépier joyeusement.
Arhum. La magie de l'enfance.

« La tournée des bars ? répétais-je bêtement en me redressant sur les coudes. »

En tant que propriétaire d'une taverne, je ne connaissais pour ainsi dire aucun autre bar ou établissement du genre. Il est extrêmement dur de s'offrir des soirées libres quand on doit gérer une salle pleine de monde qui ne désemplit que vers deux heures du matin. Du coup, la proposition de... tiens, je ne connaissais même pas son nom, en fait... donc, la proposition de Sympathique Inconnu me tentait bien. Je pouvais en plus gommer ma culpabilité envers mon personnel qui allait devoir gérer sans moi en me disant que ce serait une sortie dans un cadre professionnel, histoire de voir comment agit la concurrence. Oui, tout prétexte est bon pour se dire qu'on a le droit.

« Évidemment que ça me dit ! Tu as déjà un endroit en tête ? »

Tant qu'il ne proposait pas qu'on aille dans mon propre établissement, tout me convenait.

Je levais les yeux au ciel. Il faisait encore clair.

« Il est encore tôt, non ? »